par Louis Pasteur (1848)
(Commissaires, MM. Biot, Regnault, Babinet, Balard.)
Si l’on compare les formes cristallines de tous les tartrates quels qu’ils soient, y compris les émétiques, on s’apercevra sans peine que dans tontes ces formes plusieurs facettes se retrouvent inclinées entre elles de la même manière. En plaçant toutes ces formes les unes auprès des autres, on aura une série des prismes diversement modifiés aux extrémités et sur les arêtes des pans. Mais ces dernières modifications relatives aux arêtes des pans se répéteront les mêmes dans tous les prismes, inclinées respectivement de la même manière, ou a très-peu près. Les formes pourront appartenir a des systèmes différents, et à côté du prisme rhomboïdal on pourra trouver le prisme rectangulaire droit ou oblique, ou même le prisme tout à fait oblique du dernier système cristallin ; mais néanmoins les angles des pans ou ceux des facettes de modification différeront très-peu les uns des autres. Quand deux formes ne seront pas du même système, l’une sera pour l’autre une forme limite. Je fais ici abstraction des extrémités des prismes, et, en effet, c’est par les extrémités seules des prismes que diffèrent les formes cristallines de tous les tartrates. La composition chimique a beau varier, ces relations ne cessent pas d’avoir lieu, et on les retrouve dans les sels neutres comparés entre eux, et avec les sels acides, et avec les sels doubles, et, enfin, avec les émétiques.
Je pense dès lors qu’il est impossible de douter qu’un certain groupe moléculaire reste constant dans tous ces sels ; que l’eau de cristallisation, que les bases, reléguées aux extrémités de ce groupe, le modifient à ces extrémités seulement, ne touchant qu’a peine et dans la mesure de la différence des angles observés entre les facettes, à l’arrangement moléculaire central. Assurément je ne fais que confirmer ici cette opinion que tous les chimistes énonceraient, savoir, qu’entre tous les sels d’un même acide, il y a quelque chose de commun. Ces faits cependant nous montrent, en outre, l’étroite relation qui existe entre la forme cristalline et la constitution moléculaire, et le jour que l’on peut jeter, par les études cristallographiques, sur l’arrangement des atomes.
Laissons de côté, pour un instant, les tartrates et comparons de même les formes cristallines de tous les paratartrates. On trouvera qu’elles présentent entre elles quelque chose de commun, et, ce qui surprendra au premier abord, à cause de l’isomérie bien connue de ces sels, leur relation est absolument la même que dans les tartrates. Toutes les formes ne diffèrent que par les extrémités des prismes qui leur correspondent ; mais, de plus, les angles des pans et de leurs modifications sont à très-peu près les mêmes que dans les tartrates. De telle sorte qu’il existe un groupe moléculaire commun à tous les paratartrates, et que ce groupe est le même que dans les tartrates.
Cette conclusion, déduite d’études cristallographiques, est en désaccord avec les observations chimiques. L’isomérie de ces deux genres de sels n’est pas douteuse, c’est-à-dire que l’arrangement moléculaire de l’acide paratartrique diffère de l’arrangement moléculaire de l’acide tartrique ; qu’il en est de même de leurs sels. Si les extrémités du groupe moléculaire commun aux tartrates et aux paratartrates n’étaient pas modifiées de la même manière par l’introduction de nouveaux éléments dans les tartrates et les paratartrates, on concevrait encore très-bien l’isomérie de ces sels. Or c’est ce qui a lieu en général. Que si l’on compare tous les tartrates, ai-je dit, les extrémités seules des formes seront différentes. Mais qu l’on considère un tartrate en particulier, et l’on verra bientôt, sans qu’il existe ombre de doute à cet égard, que dans ce tartrate les deux extrémités du prisme sont dissymétriques. La loi du célèbre Haüy, qui veut que les parties identiques soient modifiées de la même manière, est violée. En un mot, tous les tartrates sont distribués d’une manière dissymétrique. Au contraire, dans la pluralité des paratartrates qu j’ai examinés, je n’ai rien observé qui annonçât l’hémyédrie de ces sels.
Je viens de dire que dans la plupart, et non dans tous les paratartrates, je n’avais pas rencontré de cristaux hémyèdres. En effet, il est un de ces sels qui es hémyédrique, et c’est ici que nous allons toucher au doigt en quelque sorte la véritable cause de la polarisation rotatoire. Chacun sait, en effet, depuis les belles et nombreuses recherches de M. Biot, que beaucoup de substances organiques jouissent de la propriété singulière de dévier à l’état de dissolution de plan de polarisation des rayons lumineux. Chacun sait aussi qu’une des différences capitales entre les tartrates et les paratartrates consiste en ce que l’acide tartrique et les tartrates dévient le plan de polarisation, tandis que l’acide paratartrique et ses sels ne le dévient pas. Il existe même une observation bien curieuse de M. Mitscherlich relative à cette différence des deux espèces de sels. Come la Note où cette observation est consignée est très-courte, je vais la reproduire ici telle qu’il l’a adressée à l’Académie, en 1844, par l’intermédiaire de M. Biot :
Jean Baptiste Biot (1774-1862)
Le paratartrate et le tartrate (double) de soude et d’ammoniaque ont la même composition chimique, la même forme cristalline avec les mêmes angles, le même poids spécifique, la même double réfraction, et, par conséquent, les même angles entre des axes optiques. Dissous dans l’eau, leur réfraction est la même ; mais le tartrate dissous tourne le plan de la lumière polarisée, et la paratartrate est indifférent, comme M. Biot l’a trouvé pour toute la série de ces deux genre de sels ; mais ici la nature et le nombre des atomes, leur arrangement et leurs distances sont les mêmes dans les deux corps comparés.
Telle est l’observation de M. Mitscherlich. Pur ce qui concerne l’inaction du paratartrate sur la lumière polarisée, M. Biot a répété l’expérience du savant chimiste de Berlin sur un échantillon de ce paratartrate que lui avait remis M. Mitscherlich. Eh bien, par le plus grand des hasards, M. Mitscherlich a été induit en erreur, et M. Biot à son tour. Le paratartrate de soude et d’ammoniaque dévie le plan de polarisation : seulement, parmi les cristaux provenant d’un même échantillon, il en est qui dévient le plan de polarisation à gauche, d’autres à droite ; et quand il y en a autant d’une espèce que de l’autre, la solution est inactive, les deux déviations contraires se compensent. Voici maintenant la différence cristallographique de ces deux espèces de cristaux. Ils sont tous hémyédrique ; mais il y en a qui sont hémyèdres à droite, d’autre à gauche, et la déviation dépend, pour le sens, de cette dissymétrie. Quand je veux une déviation à droite, je choisis les cristaux hémyèdres à gauche ; quand je veux une déviation à gauche, je choisis le cristaux hémyèdres à droite. Il m’est arrivé aussi de n’avoir pas de déviation ; c’est qua j’avais pris des cristaux mêlés, sans faire aucun choix. N’est-il pas évident maintenant que la propriété que possèdent certaines molécules de dévier le plan de polarisation a pour cause immédiate, ou du moins est liée de la manière la plus étroite à la dissymétrie de ces molécules ? car voici, en résumé, les faits principaux : L’acide tartrique et les tartrates dévient le plan de polarisation ; ils sont tous hémyèdres. Ils dévient tous à droite, et sont aussi tous hémyèdres dans le même sens. Les paratartrates ne dévient pas ; ils ne sont pas hémyèdres. L’un d’eux dévie, il est alors hémyèdre. Il dévie tantôt à droite, tantôt à gauche ; c’est qu’il est hémyèdre, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre.
On dira, et avec juste raison : Toutes les substances organiques qui dévient le plan de polarisation lorsqu’elles sont dissoutes jouiront donc de l’hémyédrie. J’aurais beaucoup désiré ne présenter ce travail à l’Académie qu’après avoir examiné les bases organiques, le camphre et d’autres substances. Mais ici on rencontre de grandes difficultés pour la recherche de l’hémyédrie. La beauté´des cristaux des tartrates, leur grosseur, m’a servi considérablement. Cependant j’ai pu facilement étudier le sucre candi, et je puis annoncer, d’après mes propres recherches, que cette substance est hémyédrique, et jouit à un haut degré de la pyro-électricité polaire. C’est même par l’étude de cette dernière propriété que j’ai été assuré de l’hémyédrie, dont je me suis rendu compte ensuite par l’observation attentive de la forme cristalline. Postérieurement, j’ai trouvé que cette détermination avait été déjà faite il y a longtemps par le docteur Hankel.